Terrasse (2è version)

Enfin, il débarque sur l'aire, l'étendue de bitume entourée de bâtiments.
Il la traverse, entre dans un bâtiment, pose ses affaires dans un téchou.
Il est de retour sur l'aire.
Il est bien. Il avance doucement, descendant le long de la pente.
Sa trajectoire le mène sur la terrasse.
Il s'amuse un instant à chercher les chambres. Toutes sont vides. Tous les téchous où lui et ses camarades s'entassent pour y refaire le monde au cours de longues soirées. Il n'y a personne, personne qu'il connaisse, ce soir.
Les autres ne comptent pas. Il contemple donc un monde vide, désert, où il est le seul humain. Un chat saute sur le mur, discrètement ; il l'entend. Un claquement de langue brise un instant le silence, le chat a disparu dans un fourré.
A nouveau, le monde est désert. Dernier survivant d'une catastrophe, il savoure sa solitude.


Cela fait des années qu'il la connaît. Elle commençait à lui peser mais, ce soir, elle se présente à lui sous ses plus beaux atours. Elle n'est plus manque ni peur, mais calme et tranquillité.
Il redécouvre le plaisir d'être seul qu'il goûtait tant lorsqu'il était enfant.


La ville s'étale à ses pieds, les projecteurs lui arrachent des clignements de paupières. Elle est silencieuse, ce soir au moins. Il oublie son bruit, il n'entend plus son grondement sourd. La ville est morte, comme les bâtiments qui l'entourent. Il est seul, tranquille enfin.
Il contemple une large étendue de maisons, d'abris désertés par leur occupants. Il possède tout, sans que rien ne soit plus à personne. Il est enfin débarrassé de ses semblables.


Il y en a quelques-uns qui passent, là, sur sa droite, remontant de la ville ou y descendant par l'escalier qu'il domine.
Mais ils n'existent pas. Ce soir, seuls compteraient ces quelques personnes qui ne sont pas là.
Ceux-ci ne sont que des objets comme les murs, comme les bâtiments, comme les arbres.
Ils sont transparents, et il s'amuse un instant à voir comme ses semblables sont, ce soir, différents de lui. Il s'amuse à se voir les ignorer, nier même leur existence, à ressentir exactement la même indifférence à leur endroit qu'à l'égard de la rambarde sur laquelle il s'appuie.
Ces gens qui le terrorisent, ces gens qu'il déteste autant qu'il les admire, ces gens qui s'activent tels des fourmis à leurs tâches incompréhensibles mais de la plus haute importance, ces gens-là n'existent même plus pour lui.
Ce soir, il n'y a que lui, entouré d'objets. Certains mobiles, comme les hommes, certains immobiles, tels les bâtiments, d'autres enfin hybrides, à l'instar des arbres qui se balancent doucement sous la brise.


Il revient sur l'aire. Dans la lumière des projecteurs, il voit son souffle se cristalliser dans un large nuage de vapeur. Il inspire, expire et voit s'étendre ce brouillard épais, puis le voit disparaître aussi rapidement qu'il était apparu. Il observe cela avec ses yeux d'enfants, ceux-là même qui lui avaient tant manqué ces derniers temps. Il observe cela avec l'émerveillement amusé de la première découverte. Il tente de distinguer les gouttelettes d'eau, il croit même un instant y parvenir...
Il ne ressent pas même le froid qui crée cette buée. Les mains au fond des poches, il a oublié son corps, cette enveloppe si lourde, laide et limitée. Il n'est plus que pensée, il admire le monde comme s'il le découvrait pour la première fois.
Tout est enfin beauté et harmonie.
Enfin s'est dissipée cette déprime qui lui colle à la peau, enfin sa solitude est redevenue amie. Enfin, une seconde, il peut penser à Elle sans plus avoir aussitôt envie de s'envoler de la terrasse pour aller s'étaler sur le mur en contrebas.

Pour la première fois depuis trop longtemps, il est bien.