Terrasse (1è version)
Ils sont partis. Ils ont du travail. Ils font des choses
sérieuses, eux. Ils sont partis travailler, leur
physique, leur informatique, leur sociologie, leur droit... Ils
sont partis et m'ont laissé là. Pas un ne m'a
entendu, pas un n'a compris. Par pitié, ne me laissez pas
avec moi...
Il sont partis. Ils s'occupent de choses sérieuses. J'ai
dérivé, perdu dans le courant. Je me suis échoué
sur la terrasse. La ville est grande. La ville est lumineuse.
La ville est laide, désespérément humaine,
pleine de grandes personnes qui s'occupent de choses
sérieuses. Il y a, çà et là, des
lumières allumées, des réverbères
éclairant la nuit, des enseignes publicitaires. Je
rêve. La bombe arrive. La nappe de feu s'étend,
écrasant tout sur son passage. Les maisons, les immeubles
sont engloutis entiers dans la fournaise, s'effondrent dans la
poussière et dans le bruit. La nappe de feu gagne, de
proche en proche, sans soucis des limitations de vitesse. Elle
recouvre la ville, la détruit, vient s'échouer sur
la colline comme la mer sur un quai, s'arrête à mes
pieds, ne laissant d'intact que la partie émergée. Je
me réveille. La ville est là, géante,
hideuse, avec ses lumières jaunes et ses maisons noires.
Des voitures se poursuivent dans les rues, au hasard, guidées
par on ne sait quel instinct incompréhensible. Le
bruit de fond est sourd, continu, comme le grognement d'une bête
géante qui se sait détestée et se prépare
à mordre.
Rassure-toi, sale bête, je ne m'approcherai pas.
Deux ambulances jouent à cache-cache avec d'autres
voitures. Un coup de sirène ici, un autre là,
elles se répondent en s'ouvrant le chemin. Elles courent
à leur vie, vite, vite, elles vont s'occuper de choses
sérieuses, de sauver des vies humaines ou de récupérer
un abruti tombé en coma éthylique, qui sait. Elles
jouent à dépasser les autres, elles sont pressées.
La navette arrive. J'entends son bruit sifflant, je la vois
arriver sur la place où elle fait demi-tour et va se
cacher derrière un bâtiment. Deux minutes après,
le flot d'étudiants qu'elle a déposés
arrive, montant l'escalier d'un pas décidé,
pressé. Ils passent à ma droite, loin, sur la
route, et disparaissent derrière le mur, la démarche
saccadée, sans un regard autour d'eux.
Surtout, ne jamais perdre de temps à regarder autour
de soi. Il y a du travail, ne nous laissons pas distraire.
Les ambulances se sont tues, la navette est repartie, les
étudiants ont disparu. Il reste la ville, la terrasse, et
moi. Moi, appuyé sur la rambarde, à regarder cet
être monstrueux qui aimerait me dévorer.
D'un coup d'oeil, j'évalue la distance qui me sépare
du mur de pierre, en contrebas de la terrasse. Une dizaine de
mètres. J'ai peur. Je n'ai pas envie de finir dans une
chaise roulante... Mais puis-je prendre le risque de continuer
dans cette vie ? Je regarde encore. Le vide m'attire,
m'appelle. Le mur m'attend impatiemment. Le vent froid me
pousse, il veut m'aider.
J'hésite encore. Ce n'est vraiment pas haut. Je risque
bien de me blesser pour rien, de n'arriver nulle part sinon à
l'hôpital, après un voyage dans une de ces
ambulances criardes et pressées qui s'occupent de choses
sérieuses.
Je pense à elle. Celle qui a eu la maladresse de
laisser traîner un filet, dans lequel je me suis
entortillé de telle manière qu'elle même ne
sait plus m'en démêler. Celle qui est bien emmerdée
d'avoir attrapée un poisson alors qu'elle ne pêchait
plus. Je ne sais plus. Le vide m'appelle... Que
fera-t-elle, après ? Va-t-elle me pleurer ? Saura-t-elle,
surtout, vivre avec ça ? Je sais. Je n'ai pas le droit
de lui imposer ça. Je m'éloigne de la rambarde,
je quitte la terrasse.
C'est à cause d'elle que je suis encore en vie.
(06/11/01)
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