Franck est grand. Grand, et large aussi, comme
un gorille - dont il a aussi le cerveau. Ses cheveux, poussés hors
de la tete par un cerveau hypertrophié - ou par la peur d'etre aspirés
dans un trou noir -, partent en tous sens, mal coiffés, pas coupés,
gras. Ils surmontent deux joues arrondies, promettant nombre de replis
pour les années à venir. La peau commence à pendouiller
tristement sous le menton mal rasé. Franck est essentiellement crade.
Franck vient du Grand Nord. Ses ancêtres étaient Scandinaves,
et il a subi une rigoureuse mais inéluctable adaptation aux grands
froids et aux vents arctiques. Une épaisse couche de graisse protège
son abdomen, bas-ventre et muscles abdominables. Ses joues larges et sa
pilosité cranienne dense assurent une isolation sans égale
à l'intérieur de la boite cranienne. Les rudes conditions
de son environnement ancestral l'ont en outre doté de deux grandes
écopes, placées sur les cotés de la t&ecric;te, destinées
à collecter l'air nécessaire au refroidissement du cerveau,
organe souple et allégé remplissant partiellement sa tête
- le reste étant rempli de liquide antigel car Franck, comme ses
cousines Volvo et Saab, fonctionne par refroidissement à eau.
C'est l'une des grandes passions de Franck : l'automobile.
Franck, en cours, passe son temps à rêver de voitures. Il les dessine,
arrivant presque à faire croire à ses professeurs qu'il prend
des notes. En terminale il fini de concevoir la carrosserie de son rêve
; il fait maintenant l'intérieur, étudiant le positionnement
du conducteur, des commandes, le type et le placement du moteur, le flux
d'air pour l'admission, les transmissions. Il accumule les plans, au minimum
un par page de cours, plans globaux avant tout, mais parfois aussi plans
de détails. C'est l'accumulation superbe des voitures inutiles, des
caisses inconstruisibles, et qui seraient invendables si par hasard un
constructeur était assez fou pour s'y intéresser. Son rêve,
sa chérie, c'est une petite voiture, un petit coupé, de deux
mètres dix d'empattement, un mètre douze de hauteur, légère
et performante... Cela a déjà été fait, l'avertit
Jean Rédélé. Alors, plutôt que de repomper la Berlinette
Alpine, il modifie des détails : il lui prévoit quatre roues
motrices, un chassis carbone sur une poutre acier, un moteur V6 central-arrière
transversal, une boite accolée comme sur la Stratos, des phares
de Viper... C'est à un gigantesque copier-coller qu'il s'est adonné,
dotant une carrosserie d'Alpine d'un nez de Mazda Miata, de phares de Viper,
d'un arrière de Lotus Elise GT1, d'un bloc moteur de Stratos, d'une
suralimentation de Lancia S4... Tout a déjà été fait, il n'y a
plus qu'à récupérer et à souder.
Franck aime aussi beaucoup les avions. Il connaît
toutes ces petites choses qui volent, du Wright Flyer au Lockheed-Boeing
F-22 Raptor, du Ader Avion N°3 au Boeing 747. Il a fièrement
échoué à l'admission à l'ENAC, mais il persévère
; il sait tout, aime tout, critique tout dans ce merveilleux monde du vol
aérien. Tous les soirs, il prie le Dieu Spitfire et ses apôtres
: Tempest, Lightning, Jumbo Jet, Porter, Raptor, Dakota, Vampire, Constellation,
Blériot type XI, Caravelle, Flanker et Airbus.
Non, me corrige-t-il, pas Airbus. Dans le lot, lui, c'est Judas.
Franck fait aussi beaucoup de sport. Il escalade
du 3-, se montrant ainsi pire grimpeur que Guy, arrive au Tour de
France - trois ans après Richard Virenque, pourtant non dopé
ce jour-là -, fait du roller - pardon, rampe à rollers -,
et surtout, il est un champion incontesté de la sieste, de la roupillade,
du sommeil systématique. Il est ce mal connu bienfaiteur de l'humanité
qui inventa le petit déjeuner au lit, comblant ainsi des générations
de roupilleurs professionnels qui étaient confrontés à
ce douloureux dilemme : dois-je me lever, au risque de gacher ma sieste
d'avant diner, ou rester attendre dans mon lit le coup de barre de huit
heures trente, la faim au ventre ?
Car Franck, s'il n'est pas pret à sacrifier
une heure de sommeil pour un repas, est néanmoins très à
cheval sur la bouffe.
Il n'est qu'une chose qui puisse tirer Franck de
ses voitures, de ses avions, de sa somnolence : c'est une fille. Une charmante
personne, représentante du beau sexe, blonde aux yeux bleus, intelligente,
un peu plus agée que lui - neuf mois et dix-sept jours, me précise-t-il,
ajoutant que quand on aime on ne compte pas... Car Franck, bien que con,
borné, stupide, idiot, imbécile, chicaneur, égoiste,
narcissique, vaniteux, n'en a pas moins un coeur. Cette personne ne tolère
guère sa présence, tant il est vrai qu'une fille intelligente
ne saurait s'enamourracher d'un tel con ; néanmoins il s'accroche,
tente, envers et contre tout, de s'approprier cette personne. Elle s'amuse
de lui, le fait marcher ; et alors il court, court à perdre haleine,
depuis la nuit des temps. Lorsqu'il la vit, une brusque étincelle
jaillit entre ses deux neurones, qui a rapidement dégénéré
en incendie virulent, qui s'étend sans cesse depuis des années
sans qu'aucun Canadair n'arrive seulement à le ralentir.
Car Franck, à l'instar de Jeanne d'Arc, est
inflammable.
Franck est aussi un grand amoureux de l'écriture.
On ne compte plus les nombreux romans inachevés qui traînent au fin
fond de son armoire. Des textes d'une banalité marquante, copie
intégrale de Jules Verne, en moins talentueux bien sûr ; tous attendent,
sans doute pour l'éternité, leur fin. Tous ses personnages
sont encore en quête d'un auteur voulant bien les récupérer
; il n'est guère que Becky, Guy et quelques autres qui aient réussi
à survivre et à atteindre la consécration suprême
: la publication sur le site le plus nul de Multimania.
Car, croyez-le ou non, Franck est l'auteur de ces
lignes.