Lola

Les joints et la bouteille qui tournent n'empêchent pas le corps d'exprimer ses limites.
Je sors de la pièce aquarium, plongeant dans le couloir noir. Première à droite, arrêt pipi.
Je ne comprends pas. Il a dit quoi, l'autre ? En se regardant dans le miroir, il a eu l'impression d'être quelqu'un d'autre et de se voir en face ? Boaf, je ne dois pas être assez parti... Dans le miroir, c'est moi.

Je quitte les toilettes, éteins et passe dans le couloir.
Noir, toujours. Noir d'encre. Pas un rayon de lumière ne pénètre, ni de la salle commune, ni de la chambre, ni d'ailleurs.
Beau, aussi. Comme tout ce que l'on ne voit pas.
Je reste là, debout, dans le couloir. Admirant le noir et savourant le calme de l'instant.

C'est alors que je rencontre ma fille.
La même que dans mon rêve. Brune, cheveux longs bouclés, blanche, un petit visage fin : c'est Lola. Dans mon rêve, elle avait six ans. Là, elle semble un peu plus âgée ; huit ans peut-être. Mais c'est bien la mienne.

Peut-être devrais-je être surpris de croiser dans un couloir noir, à une heure du matin, ma fille, alors que je cherche encore sa mère.
Mais les considérations cartésiennes sont à cent lieues de mon cerveau. Je ne m'occupe pas de savoir si je suis, comme c'est l'évidence, un jeune de vingt ans à moitié bourré debout seul dans un couloir noir. Je suis assis devant un verre, entre amis, j'ai une trentaine d'années, ma fille est assise sur mes genoux. Elle est assez câline. Elle n'a pas changé en deux ans.

Je ne dis rien. On fait facilement peur aux enfants, surtout lorsqu'ils n'existent pas. Je n'ai rien à dire, d'ailleurs. Je suis bien, là, dans ce fauteuil, avec elle assise sur mes genoux, blottie dans mes bras.
Je la connais depuis toujours, bien sûr, bien que je ne l'ai vue que dans un rêve -- et que fais-je d'autre à cet instant précis ? C'est ma fille, et elle est forcément parfaite.

Nous restons là un moment, à regarder je ne sais quoi et à communiquer sans rien dire. Elle sait se faire comprendre.
Puis, le cauchemar revient. J'entends que l'on m'appelle. On beugle mon prénom comme si la vie de quelqu'un dépendait de ma présence.

J'hésite. Je suis bien, là, avec ma fille. Pourtant, après un temps indéfini, je finis par émerger de mon rêve éveillé, je me retrouve seul dans le couloir, ma fille a disparu, il n'y a plus rien, nulle part. A part ces mugissements qui m'appellent. Un instant de nostalgie, peut-être, et j'ouvre la porte pour rejoindre les autres.

Personne n'est mort. Du moins au sens propre. On demande juste mon avis sur cette question essentielle : suis-je parti pisser ou parti tout court. Ceux qui étaient un peu moins allumés ont réussi à convaincre le plus noir que j'étais parti et que je l'avais même salué.
J'étais parti pisser, j'avais rencontré ma fille et avais passé un peu de temps avec elle. Et c'est pour me demander ça que l'on m'a obligé à la quitter.

26/09/01